Les heures souterraines - Delphine de VIGAN
Mathilde et Thibault sont deux personnes qui ne se sont jamais rencontrées. Leur seul point commun : ce sont deux êtres broyés par la vie quotidienne, par la ville, par leur travail. Mathilde travaille pour une entreprise qui ne lui donne plus rien à faire depuis des mois, depuis qu'un supérieur hiérarchique a décidé de la brimer, de l'humilier, de faire croire aux autres qu'elle est devenue incompétente. Thibault est médecin urgentiste : tous les jours, il côtoie la solitude abritée par les grandes villes. Il soigne les petits bobos mais ne peut rien contre les grands désarrois.
Voici le point de départ du roman de Dephine de Vigan paru à la rentrée littéraire dernière, que j'ai patiemment attendu de lire, surtout par peur d'être déçue après le magnifique No et moi, il faut bien l'avouer. Verdict : aucune déception, car cet ouvrage est au moins aussi fort que le précédent, sur un sujet tout à fait différent, mais qui ramène à la violence de notre société qui broie les plus faibles, qui balaye sur son passage les états d'âme sans chercher à les comprendre.
Je me suis sentie plus en empathie avec Mathilde qu'avec Thibault, peut-être parce que c'est une femme, peut-être parce qu'on a envie de la prendre sous son aile, elle le petit moineau persécuté par son supérieur hiérarchique. L'auteur dresse un bilan des derniers mois de la vie de son héroïne on ne peut plus accablant ; d'ailleurs, c'est ce qu'elle est Mathilde, accablée, elle ne comprend pas comment elle a pu passer d'une jeune femme compétente et combative à cette loque qui échoue dans le bureau accolé aux toilettes de l'étage, le bureau sans fenêtre, le placard à balai, le débarras, sans ordinateur, sans dossier à traiter. Comment son supérieur a-t-il pu faire d'elle cette femme incapable de réagir aux provocations, aux silences de ses collaborateurs qui ont peur d'être un jour à sa place ? On assiste à la lente mais inéluctable fuite en avant de cette mère de famille qui essaie de se raccrocher à quelque chose pour ne pas sombrer, même si ce quelque chose n'est qu'une carte du jeu World of Warcraft que son fils a glissé dans son sac pour lui donner du courage. Mathilde en est persuadée : grâce au Défenseur de l'Aube d'Argent, tout va s'arranger, on va revenir en arrière, établir un dialogue, trouver une solution pour repartir du bon pied.
Thibault est un personnage plus actif, mais tout aussi désemparé par les situations qu'il rencontre quotidiennement dans son travail. Il se demande toujours ce qu'il va trouver derrière la porte à laquelle il sonne, quelle situation extrême il va devoir résoudre. On a l'impression que Thibault a plus de cartes en main pour remédier à cette situation, qu'il est acteur de sa vie, contrairement à Mathilde qui la subit. Et on se demande combien de temps il va falloir à Thibault pour se retrouver dans le même état de passivité que la jeune femme blonde qu'il croise dans le métro, qui se prend les pieds dans sa malette de médecin, qui chancelle, chavire, mais qu'il laisse partir dans le flots grouillants des accidentés de la vie. Ce sera d'ailleurs la seule rencontre des deux protagonistes.
Le ton n'est pas à proprement parlé désespéré, tragique. L'auteur énonce des faits, observe ce qui en découle pour ses personnages, constate que la vie glisse sur les gens, les emporte. C'est aussi pour çela que ce roman est si fort, parce qu'il constate, et que l'on se dit que nous aussi, un jour, nous pourrions nous retrouver à subir nos vies plutôt que les inventer.
Une très bonne lecture, qui fait réfléchir, qui bouscule. Un coup de coeur pour moi, chers Bérénice addicts, que je vous recommande chaudement.
Delphine de Vigan, Les heures souterraines, J-C Lattès, impr. août 2009.