Heureux les simples d'esprit car le royaume des cieux leur appartient
Le soir, quand je rentre à la maison après une dure journée de travail (ne riez pas, chers Bérénice addicts, je vois tout derrière mon écran d'ordinateur), je fais les choses dans un ordre précis. J'enlève mes chaussures, je suspends mon manteau, je nourris mon chat qui miaule pendant toutes les étapes précédentes et ne cessera pas de miauler jusqu'à ce que lui donne sa pâté (plaignez moi, vous avez le droit et je le mérite bien). Après les formalités d'usage donc, mon premier réflexe est d'allumer la télévision car, vivant seule et ayant des conversations somme toute limitées avec le félin sus-cité, j'aime avoir un bruit de fond, même si je ne regarde pas l'écran. Pourquoi ne pas allumer la radio dans ces cas-là me direz-vous, et vous aurez raison de le faire ? La radio n'a pas le même impact sur moi, en allumant la télé j'ai l'impression que mon appartement fourmille de vie.
Ce n'est que quand je me mets à table, devant la télé donc (honte sur moi et sur vingt-cinq générations), que je regarde réellement ce qui s'y déroule. En général, j'opte pour le jeu musical de Nagui qui consiste, au cas où cet engin du diable dont il est question depuis le début de ce billet ne trônerait pas au milieu de votre salon, à compléter les paroles d'une chanson. Mais parfois, le candidat sélectionné m'irrite, car non, les candidats ne sont pas tous sympathiques et intéressants. Par exemple, toutes ces femmes qui arrivent sur le plateau et minaudent, ou se prennent pour Céline Dion en interprétant du Carlos m'agacent. Cela arrive plus fréquemment qu'on pourrait le croire. Devant leur indigence, je zappe, donc.
C'est à l'occasion d'une de ces séances de zapping musclée pendant laquelle je me demandais si 118 euros de redevance audivisuelle étaient justifiés, que je suis tombée dessus. Vous n'ignorez sans doute pas que La Roue de la Fortune, célèbre jeu des années 80, a été remis au goût du jour. Je passerais sur la gnangnatise de ses deux animateurs pour arriver à l'essentiel (enfin, oui, j'y arrive, mais ne manifestez pas trop d'impatience, vous pourriez le regretter les amis) : les candidats. Encore eux. Ce soir-là, le but était de deviner le titre d'un roman. Soit. On doute déjà des capacités des personnes présentes sur le plateau à savoir lire, ce n'est pas pour trouver le titre d'un roman. Mais passons. On leur avait facilité la tache en leur faisant deviner un titre phare de la rentrée littéraire Un roman français. Je n'ai pas chronométré le temps qu'il leur a fallu pour trouver la solution, mais à la limite, peu importe. C'est ce qui s'est passé après qui m'a plongée dans un état d'hébétitude total. Christophe Dechavanne a précisé aux candidats, visiblement pas au courant de l'existence de ce livre, qu'il s'agissait du dernier roman de Frédéric Beigbeder. Et là, dans leurs yeux, on a senti comme un flottement, un trou noir, un passage à vide tel que je me suis sentie mal à l'aise pour eux. Vite, passe à autre chose Christophe, dis-leur où ils vont partir en voyage s'ils tombent sur la bonne case. Fait quelque chose, mais ne les laisse pas plongés dans cet abîme insondable de perplexité.
Pour continuer mon expérience de façon probante, voir si j'étais tombé sur une mauvaise fournée de candidats, j'ai ensuite regardé l'émission le reste de la semaine. Et je n'ai pas été déçue du voyage. Jeudi soir, un candidat dont je ne me souviens plus le prénom, a eu le bon goût de crier, sûr qu'il était d'avoir trouvé la bonne réponse à une énigme art : La crémation d'Adam. Oui, vous avez bien lu. De mon côté, ma fourchette est tombée dans mon assiette avec fracas, j'ai éclaté de rire et mon chat est parti en se demandant quelle mouche m'avait piquée. Hier soir, une candidate qui s'appelait... je ne sais plus comment elle s'appelait, a quand même confondu Honoré de Balzac avec Hannah Montana dans la catégorie "Personnages". D'abord, ce brave Honoré a bien existé Madame, bravo d'ailleurs de connaître son nom, vous relevez le niveau de vos prédécesseurs, mais ce n'est pas un personnage pour le coup. Ensuite, les candidats sont aidés puisque le nombre de lettres à découvrir est clairement symbolisé par des cases. Et voici quelle était la configuration d'hier soir : H--NA- -ON---A (à peu de choses près).
Plusieurs solutions s'offrent à nous. D'abord, et je suis sûre que c'est à cela que vous pensez, je peux ne pas rester sur cette chaîne de télévision et passer à autre chose. Certes, mais je vous rappelle que je menais une expérience scientifique de grande envergure, je ne pouvais pas abandonner en cours de route. On peut aussi se dire que je n'ai qu'à jeter l'engin du diable aux oubliettes. Oui, mais non. Je regarde mes DVD sur mon écran de télé et non sur mon ordinateur, moins confortable visuellement.
La question qui se pose pour moi, c'est comment on en est arrivé là ? Comment des gens qui sont allés à l'école, comme nous, qui ont donc été stimulés par le corps professoral à défaut peut-être de l'être par leurs parents, ont raté une marche qui aujourd'hui les laisse sur le bord de la route ? Qu'est-ce qui fait que je suis une LCA et pas mon voisin ? Je suis très troublée par toutes ces questions, et notamment dans mon métier. Quand je reçois une classe, comment repérer l'enfant qui aura plus besoin de mes services qu'un autre ? Ils sont facilement repérables, ceux qui aiment lire et en général, ils ne s'en cachent pas. Au contraire, ils ont 1001 astuces pour vous échapper, les enfants qui n'aiment pas les livres.
J'espère que dans trente ans, quand La Roue de la Fortune fera son troisième come-back, je ne serai pas devant la télé, seule avec mon chat, et que je ne reconnaitrais pas un enfant devenu grand que j'aurais reçu à la bibliothèque, dans les yeux duquel je lirais le vide intersidéral quand on lui parlera du dernier roman de Marc Lévy. Oui, dans trente ans, Marc Lévy aura la supprématie sur le marché du livre, autant nous y habituer tout de suite.